Savoir > Chroniques > Psychologie du travailQui doit gérer la carrière ? D’aucuns l’affirmeront sans hésitation, la carrière s’est grandement démocratisée au cours des dernières décennies. Ainsi, il est maintenant convenu de reconnaître qu’il n’y a plus de sots métiers et que tant le mécanicien, l’enseignant que l’anesthésiste font carrière. La carrière se définie dès lors simplement par la succession singulière des emplois au cours de la vie professionnelle. Mais par-delà cette succession, c’est la trajectoire articulant la mobilité, ou l’absence de mobilité, qui structure la notion de carrière. Il ne s’agit donc pas d’une accumulation aléatoire d’expériences de travail, mais bien d’un cheminement « planifié » visant ultimement des objectifs particuliers. La démocratisation de la carrière est donc dépendante des possibilités occupationnelles offertes aux individus qui peuvent alors choisir le chemin menant ultimement à la rencontre de leurs aspirations de carrière. Étant traditionnellement l’apanage des professions dites libérales, la possibilité de faire carrière fut, entre autres, offerte à l’ensemble des travailleurs par l’instauration de la gestion organisationnelle de la carrière. Cette gestion fut introduite au tournant des années 1970 en réaction au marasme économique occasionné par la fin des trente glorieuses et afin d’actualiser la notion de qualité de vie au travail qui était dès lors perçue comme un gage de pérennité organisationnelle. S’inspirant de la notion nipponne de permanence d’emploi qui préconisait un contrat psychologique d’emploi basé sur la loyauté relationnelle, les entreprises nord-américaines offrirent des possibilités de carrière par l’instauration de filières intra-organisationnelles d’emplois. La gestion de carrière s’inspirait alors du paradigme de la réconciliation des intérêts en développant des pratiques permettant idéalement de rencontrer simultanément les besoins des travailleurs et ceux de l’organisation. Cette quête de réciprocité empruntera diverses avenues, tantôt plus utilitaires, tantôt plus opérationnelles, afin d’accentuer l’épanouissement individuel via l’activité de travail. Malheureusement, plusieurs demeureront sceptiques quant aux bienfaits tangibles d’une telle gestion et les bouleversements socio-économiques des années 1990 viendront à bout des arguments des défenseurs du modèle initial de gestion organisationnelle de la carrière. Ainsi, au tournant des années 1990 et en fonction d’une quête de flexibilité numérique et fonctionnelle, les organisations se sont désintéressées progressivement de la gestion de carrière des travailleurs et ont limité, en conséquence, leurs efforts en ce sens. Les organisations se délesteront ainsi de leu rôle de pourvoyeur d’alternatives de carrière pour embrasser une stricte fonction instrumentale visant à offrir des services ad hoc en matière de développement professionnel. Trouvant écho dans des concepts comme la carrière protéenne, la carrière sans frontière ou encore la carrière portfolio, cette nouvelle perspective organisationnelle de la carrière retourne le fardeau du cheminement de la carrière aux travailleurs en leur en léguant l’entière responsabilité. On se retrouve ainsi, depuis une quinzaine d’années, dans un contexte paradoxalement fort similaire à celui qui prévalait avant l’avènement de la gestion de carrière. Étant implicitement unis maintenant par un contrat psychologique d’ordre transactionnel, les travailleurs et leur organisation entretiennent une relation d’affaire où les employeurs recherchent des travailleurs prêt-à-employer et les travailleurs utilisent leurs affectations comme des stages à durée déterminés afin de développer leur employabilité. Cependant, ce qui s’avérait un choix rationnel en 1990, revêt aujourd’hui l’allure d’une erreur stratégique importante en matière de gestion des ressources humaines. Ainsi, s’étant adaptés à une logique d’employabilité, plutôt que de co-développement de la carrière, les travailleurs affichent aujourd’hui une indépendance professionnelle limitant d’autant leur engagement et leur loyauté envers l’organisation. Considérant leur emploi comme une opportunité temporaire plutôt qu’une réelle possibilité de faire carrière, les travailleurs présentent plus que jamais une hyper-mobilité occupationnelle qui les amèneront à occuper entre 8 et 10 emplois au cours de leur vie active. Ceci crée de grands défis en matière de gestion des effectifs et de rétention du personnel qui, associés à la pénurie criante de main-d’œuvre qui s’installe, amène plusieurs gestionnaires à être nostalgiques de la belle époque de la gestion organisationnelle de la carrière. Gageons cependant sur le retour prochain de la conception plus traditionnelle de la gestion de carrière dans les organisations. Les entreprises, n’ayant plus le loisir de se priver, dans le contexte de demain, de ce levier essentiel de la fidélisation des travailleurs. Force est de reconnaitre que la gestion de carrière est une responsabilité qui se doit d’être partagée entre l’organisation et les travailleurs afin d’assurer l’émancipation de chacun.
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par Eric Gosselin Ph.D., professeur de psychologie du travail et des organisations Département de relations industrielles
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